Une koinè wallonne?
Jean GERMAIN
S'agissant du problème d'une koinè en wallon, on serait tenté d'aborder le problème par la conclusion: il n'existe pas et n'a jamais existé de koinè en Wallonie, que l'on pense à une koinè spontanée ou à une koinè organisée. Ce serait toutefois tronquer la vérité de manière un peu simpliste que de s'en tenir à ce constat et de passer sous silence quelques observations qui tempèrent cette conclusion un peu sèche.
Une proposition sans lendemain
Tout d'abord, à ma connaissance, une seule tentative - somme toute assez récente - a donné lieu à publication. Il s'agit d'un petit essai intitulé Trésor dialectal et dialecte unique (1) publié en 1956 par un écrivain d'expression française de Thudinie, Paul Bay. Celui-ci n'était ni philologue, ni même écrivain wallon, mais il portait au dialecte un attachement très sentimental. Comme le stigmatise le compte-rendu assez sec d'A. Maquet dans La Vie wallonne 31 (1957), p. 75 (2), l'auteur s'avouait "profane absolu en matière dialectologique". Il préconisait, tout en reconnaissant lui-même qu'il s'agissait d'une utopie, la revalorisation de notre situation dialectale par un effort d'unification du wallon. Plutôt que de créer une langue nouvelle semblable à l'espéranto, il proposait en fait d'adopter le dialecte d'un des "villages très anciens où se sont conservés des phonèmes très rapprochés du latin. (sic), que l'on aurait trouvé entre Dinant et Ciney, région correspondant au "centre de gravité du triangle formé par la Wallonie".
Sur le plan théorique, la solution proposée par P. Bay est effectivement l'une de celles que l'on peut envisager dans tout cas d'unification de variétés dialectales sur un modèle unique. Faute du sérieux nécessaire et de l'audience indispensable, cet essai, peu et mal documenté, où s'accumulent des justifications aussi maladroites qu'erronées, a naturellement vite sombré dans l'oubli; j'en ignorais moi-même l'existence jusqu'à ce jour...
Depuis lors, même si certains (comme le militant Marcel Hicter) ont envisagé eux aussi d'unifier le wallon, aucun projet concret ne s'est exprimé.
Dépassant ce constat de carence d'une koinè en Wallonie, nous avons à examiner les raisons qui ont conduit à ce non-phénomène. En gardant à l'esprit que, comme dans tout ce qui touche à l'humain, il n'y a pas une seule cause, mais plutôt convergence de causes.
Le prestige du français
La première raison que l'on doit avancer est bien entendu le rôle primordial joué par le français, surtout comme langue écrite et administrative.
En effet, prenant le relais du latin, le français a toujours été la langue de culture en Wallonie. Sans vouloir entrer dans l'épineux débat gravitant autour du statut exact du français écrit dans nos contrées dès la fin du XIIe s., il suffit de dire que, dès le Moyen Age, le français a été la seule langue écrite, administrative, dans nos contrées, qu'il fut aussi la langue parlée de préférence par les notables et les érudits dans leurs relations interrégionales. Jamais ce rôle ne fut contesté par l'un des dialectes, confinés de plus en plus dans les relations quotidiennes et locales. Jamais donc ne s'est manifestée la volonté de créer une langue plus ou moins unifiée. Même l'essor d'une littérature en dialecte liégeois dès le début du XVIIe s., qui a pourtant donné un certain lustre au dialecte, n'a pas contribué à modifier fondamentalement cette situation.
Comme le rappelle Willy Bal dans une excellente petite introduction à la Littérature dialectale de Wallonie cosignée avec A. Maquet (3), "il semble que jamais ne vit le jour le sentiment d'une opposition entre le dialecte et la langue française mais que les rapports entre les deux idiomes furent toujours conçus en termes de complémentarité" (p. 36). Et de prendre comme ex. Nicolas Defrecheux qui chante en dialecte liégeois "mès deûs lingadjes" [mes deux langages] (1861): L'un se nomme français: / toujours j'admirerai sa douceur et ses richesses. / L'autre, c'est un wallon / rude et franc comme nos pères; / c'est une verte pousse / qui s'étend à travers une terre libre.. Il en est toujours de même aujourd'hui: chez les dialectophones, la diglossie français/dialecte est très naturelle et apparaît comme la négation du conflit.
Un champ variationnel très riche
Une seconde raison, qui n'est pas non plus déterminante à elle seule, est la grande diversité des dialectes de Wallonie (incluant le picard et le lorrain) et même des dialectes wallons tout court. Il suffit d'ouvrir un des volumes de l'Atlas linguistique de la Wallonie pour s'en apercevoir.
Bien que délicate à appréhender, l'intercompréhension paraît généralement difficile entre un locuteur de Malmedy ou de Liège et un wallonophone de Namur ou de Charleroi; elle est plus aisée par contre entre Liège et Malmedy ou entre Namur et Charleroi.
Bien sûr, puisque l'on parle de "wallon", il existe de nombreux points communs, une syntaxe assez homogène, etc. Bien sûr aussi, dans des circonstances exceptionnelles, les difficultés de compréhension peuvent être compensées par de la bonne volonté et un effort particulier (4).
Il n'en reste pas moins que certaines particularités d'ordre phonétique (par ex. la présence du h aspiré qui déroute les non-Liégeois) peuvent empêcher les locuteurs de régions dialectales différentes de se comprendre suffisamment; la diversité du lexique paraît un obstacle plus difficile encore.
De ce fait, on peut affirmer qu'une seule koinè pour le domaine proprement wallon, et a fortiori pour l'ensemble de la Wallonie (ou Belgique romane), n'aurait probablement pas suffi. Deux koinès différentes au moins auraient été nécessaires. Une koinè -liégeoise", correspondant à la zone linguistique de l'est-wallon et débordant quelque peu vers le sud-wallon (ou wallo-lorrain) dans sa partie orientale, et une koinè "namuroise", s'articulant autour des parlers de Namur et de Charleroi, c'est-à-dire le centre-wallon et l'ouest-wallon (ou wallo-picard). Même une telle tentative organisée, limitée à l'un de ces deux sous-groupes, ne s'est pas réalisée.
L'illusion de l'unité par l'orthographe ?
L'adoption au début du XXe s. d'une orthographe unifiée, communément appelée "orthographe Feller", prévue pour tous les dialectes wallons et même de Wallonie, a été déterminante; désormais il était possible d'écrire son dialecte et de se faire lire par les locuteurs des autres régions dialectales.
Compromis entre la phonétique, l'étymologie et l'analogie avec le français, cette "orthographe Feller" (du nom de son inventeur, Jules Feller) a fait la fortune non seulement de la littérature dialectale mais aussi des études philologiques wallonnes. N'a-t-elle pas donné l'illusion cependant - dans les milieux lettrés où elle était pratiquée - que pouvoir se lire c'était pouvoir se comprendre? Involontairement n'a-t-elle pas de ce fait rendu moins nécessaire le besoin d'unification du wallon? C'est ce que j'incline à penser.
Un wallon prestigieux, mais trop en marge géographiquement
On ne peut passer sous silence non plus cet héritage du passé qu'est le particularisme wallon. Encore une fois il faut s'arrêter au cas du wallon liégeois, dans la mesure où, sous l'Ancien Régime, la Principauté de Liège (principauté épiscopale d'Empire) a connu un destin différent des autres provinces des Pays-Bas méridionaux qui constituent aujourd'hui, avec elle, la Wallonie.
Comme l'a montré Daniel Droixhe dans sa communication, avant 1800, il n'y a pratiquement de littérature dialectale que liégeoise (plus ou moins 80 % de la production). Le rayonnement culturel de Liège était considérable à cette époque; il le fut encore au XIXe s. Allié à l'esprit principautaire caractéristique des Liégeois, il a peut-être contribué à isoler Liège du reste de la Wallonie. En 1856 y est née aussi la Société liégeoise de littérature wallonne, devenue aujourd'hui la Société de langue et de littérature wallonnes. Liège a donc vu naître et la littérature et la philologie wallonnes.
A mon avis, il s'est créé de cette façon un autre obstacle à une quelconque unification des dialectes wallons. Le wallon liégeois (au sens large) est bien sûr le plus riche du point de vue linguistique et le plus prestigieux du point de vue littéraire. Mais il est aussi le plus particulier et le plus difficile à comprendre...
Du point de vue géographique non plus, le wallon liégeois n'a pas bénéficié d'une situation suffisamment centrale dans l'espace wallon (5). S'il avait joui de la position de Namur par ex., je ne doute pas que le wallon liégeois, auréolé de son prestige, eût davantage joué le rôle de rassembleur des variétés dialectales. En agissant très tôt (dès le XVIIe s. par ex.), l'irradiation d'un tel dialecte aurait peut-être été suivie d'effets de neutralisation des différences, entre autres morpho-phonologiques, comme celles qu'on observe déjà timidement dans les textes étudiés par D. Droixhe. Surtout qu'il bénéficiait d'un a priori favorable: encore aujourd'hui, dans l'opinion collective de nombreux Wallons, le dialecte liégeois est considéré comme le "beau wallon", le plus agréable à entendre, "le moins grossier".
Le wallon namurois, plus central, n'a jamais joui d'un tel prestige. Jamais du reste, je pense, les Liégeois n'auraient accepté de s'écarter de leur propre dialecte au profit d'une autre variété dialectale...
Une Wallonie sans histoire commune?
Dernière question, d'une grande actualité et tout aussi essentielle. les Wallons ont-ils (eu) en commun une histoire? La Wallonie, même réduite au domaine spécifiquement.wallon, n'a été unifiée politiquement que par la création de la Belgique ou, au mieux, par le régime français. Est-ce à dire que la Wallonie n'a pas eu une existence culturelle commune? C'est plus difficile à déterminer. Il semble difficile à imaginer qu'il n'y ait pas eu de fréquents contacts au niveau quotidien entre les Liégeois de la Principauté et les "gens du roi" des Pays-Bas méridionaux.
C'est un fait qu'un (non-)phénomène comme l'existence d'une koinè ne peut s'expliquer entièrement par la linguistique interne, c'est-à-dire dans ce cas par la variation linguistique. On n'a besoin d'une koinè que s'il y a de fréquentes interrelations, dans un espace géographiquement et institutionnellement déterminé, et qu'en outre celles-ci ne peuvent être assurées autrement. On a vu que le français avait pris en charge très tôt tout le volet de l'écrit et de l'administratif. Qu'en était-il de la langue parlée?
On a de la peine à imaginer comment se déroulaient quotidiennement les conversations des gens du peuple, des commerçants, des voyageurs, de tous ceux que la vie et la profession mettaient en contact avec les autres (sur les marchés par ex.). Partout où existe une situation de plurilinguisme, l'obstacle est levé d'une façon ou d'une autre (6). Comment cela se passait-il dans nos contrées? De manière empirique sans doute. Ce qui est sûr, c'est que ces contacts n'ont pas modifié fondamentalement (en dehors d'une irradiation très locale des petits centres vers la campagne environnante) la spécificité de chaque dialecte ou sous-dialecte.
De façon plus générale, il me semble que l'absence d'une Wallonie unie politiquement sous l'Ancien Régime n'a guère dû empêcher les rapports entre les ressortissants des diverses juridictions et, partant, freiner l'unification des dialectes oraux.
La formation d'une forme de langue littéraire au XIXe s.
Ceci dit, le problème de la littérature mérite une attention toute particulière. En effet, dans nos civilisations, il n'est vraiment de littérature qu'écrite. Et comme le dit M. Piron, dans son suggestif article Formation de la langue littéraire des écrivains liégeois, publié en 1939 dans les Mélanges Haust, p. 289-310, "des diverses formes que peut revêtir à son tour la langue écrite, la plus extrême est la langue littéraire que les auteurs créent, à certains moments et pour certaines raisons, en marge de la langue commune" (p. 289). C'est bien dans ce registre de l'écrit et du littéraire que devrait ou qu'aurait pu se manifester le plus une volonté d'unification. Ne fût-ce que, comme d'aucuns l'ont souligné, pour accroître le nombre de lecteurs potentiels...
Encore une fois, c'est le cas du wallon liégeois qui retiendra principalement notre attention (7). On assiste en effet chez les écrivains dialectaux du pays de Liège, après que le poète Nicolas Defrecheux eut ouvert une veine lyrique dans la littérature de son époque, à la création d'une sorte de langue littéraire légèrement différente de la langue parlée, un peu composite, livresque et artificielle.
Quelle forme,a pris cette langue littéraire? Rien de comparable, rappelle M. Piron (op. cit., p. 293), avec ce qui s'est passé avec le dialecte toscan ou avec le provençal. Le dialecte liégeois n'a pas supplanté délibérément les autres parlers wallons voisins (ceux de l'est-wallon s'entend, hutois, verviétois, hesbignon, condruzien, etc.). Il n'empêche que des poètes étrangers à Liège-ville se sont comformés au langage du centre wallon le plus important, à savoir Liège. Certains pour des raisons psychologiques et sociales, dont la principale semble avoir été le souci de se faire comprendre et de se faire lire par un public plus large. D'autres, simplement parce que, venant de province, ils s'établissent à liège. Le mouvement timidement amorcé au XVIIIe s., comme l'a montré D. Droixhe, s'est donc amplifié durant le XIXe s., non plus tant du point de vue de la phonétique ou de la morphologie, mais plutôt d'un point de vue lexical.
M. Piron montre bien dans quel sens s'est formée cette langue littéraire. Après avoir rappelé que "le procédé de l'emprunt ne saurait être retenu comme caractéristique de la formation du wallon littéraire" (l'ex. le plus significatif étant florixhåjhe floraison, printemps), et que de toute façon "l'aire d'extension des échanges ne franchit presque jamais les limites qui séparent les grandes variétés dialectales: Est Wallon, Centre Wallon, Ouest Wallon", il insiste sur le fait "qu'à l'inverse du provençal des Félibres, le liégeois littéraire ne formera pas une sorte de koinè se développant en marge des parlers vivants. Il conclut en rappelant qu'il ne faut pas "espérer découvrir des traits de phonétique et de morphologie qui lui soient propres", à l'exception de certains allongements vocaliques ou de changements de genre par influence du français; quant à la syntaxe de la langue écrite, elle est plus pauvre que la syntaxe parlée et pèche souvent par des constructions calquées sur le français.
Sans conteste, quand on parle de wallon littéraire, c'est donc bien de vocabulaire qu'il doit être question. M. Piron distingue.
A) les archaïsmes;
B) les néologismes, qu'il s'agisse 1° de créations de formes lexicales ou de mots, ou 2° de créations de sens à partir de mots anciens, recevant a) une extension de sens proprement dite ou b) une extension d'emploi. On retiendra surtout comme caractéristique la création de mots abstraits nouveaux, ou du moins de sens nouveaux, pour répondre aux exigences d'une poésie lyrique friande de ces mots, à l'instar du français. C'est ainsi que le wallon littéraire liégeois verra se créer des mots purement littéraires comme stoelî firmament, formé artificiellement sur stoele étoile, ou xhiltea sonnet, créé à partir de xhilter (ré)sonner, qui connaîtront une vogue générale.
Etudiant cette même langue littéraire dans ses Glanures linguistiques dans les textes littéraires de Liège et de Verviers (8), E. Legros observe entre autres qu'à Liège "on en anive à. ne plus savoir, dans les milieux littéraires, distinguer mots populaires et faits livresques" (p. 12) et qu'à Verviers "l'influence liégeoise reparaît(ra) plus tard, avec quelques auteurs de la fin du siècle qui s'efforceront d'écrire comme à Liège, puis avec d'autres qui adapteront une grande partie du vocabulaire littéraire liégeois ( ... ) ou rimeront, de-ci de-là, comme à Liège quand le verviétois ne le permet pas (p. 16).
Il reste que la langue littéraire qui s'est formée de manière informelle dans la zone liégeoise (au sens large) ne peut être assimilée à une véritable koinè.
Le poids de la philologie wallonne au XXe s.
Avec le XXe s. et l'avènement de ce qu'on a appelé l'Ecole liégeoise de philologie wallonne, ce mouvement naturel de légère unification du dialecte liégeois va se ralentir et être freiné sensiblement. Sous l'influence de Jean Haust et d'Elisée Legros qui, dans leurs critiques, vont traquer impitoyablement toutes les infidélités au parler local, va se dégager une sorte de loi qu'on pourrait formuler de la manière suivante: chaque écrivain a le devoir d'écrire dans son dialecte natal et ne peut s'en écarter sans le signaler. Aujourd'hui encore, il est très fréquent - chez les bons auteurs du moins - de trouver des excuses un peu embarrassées à ce propos ou du moins des justifications philologiques inhabituelles chez des non-philologues. Ainsi chez l'excellent poète contemporain Victor George:
Le dialecte employé est celui de Bois-et-Borsu (au sud de Huy). Tout au plus, nous sommes-nous permis quelques rares emprunts aux parlers voisins, mais sans jamais nous écarter du Condroz liégeois. La proximité de la région dialecte du centre-wallon explique certains doublets. årzèye - årzîye, cir - cî, pazê -pazia. (Rècinèyes; Liège 1979, P. 37).
Le phonéticien Léon Warnant n'échappe pas à la règle. Voici ce qu'il avoue en wallon (que je traduis pour une meilleure compréhension) au début de sa dernière pièce de théàtre, qu'il signe du pseudonyme Léon Noël.
Pour qu'on puisse jouer la pièce à Liège et dans quelques autres communes, je me suis permis de changer quelques manières de parler du wallon d'Oreye (Hesbaye liégeoise), c'est ainsi, par exemple, que des mots comme bègn, mamâye, maladîye ou comune sont devenus, comme à Liège, bin, mamêye, maladèye et comëne. C'est parce que je n'écrivais plus vraiment en wallon d'Oreye que j'ai pris le nom de Léon Noël. (Li dictateûr, Liège 1984, p. 4).
De même, un écrivain doublé d'un linguiste comme Willy Bal, de Jamioulx, avoue ne pas se sentir autorisé à utiliser le mot wallon vièrna, gouvernail, connu à quelques kilomètres de là dans la vallée de la Sambre.
Indéniablement, le poids de la philologie a empêché et empêche que se constituent davantage des sortes de koinès littéraires régionales. Le voeu émis par le Neuvième Congrès de littérature et d'art dramatique wallons, Liège 1927, sur proposition d'A. Doutrepont, est donc resté lettre morte dans l'ensemble. Avec une extrême modération, il disait ceci: "Peut-être aussi pourrait-on conseiller aux auteurs d'employer de temps à autre des mots empruntés au dialecte wallon d'une autre partie du pays, à condition d'en adopter la prononciation. Cest un procédé qui a toujours servi au français, et il ne pourrait qu'enrichir le vocabulaire, dans les cas où un terme manquerait pour désigner une chose connue ou pour faire connaître des choses employées seulement dans d'autres régions du pays (Compte rendu, p. 78). A. Doutrepont précisait bien (p. 80) qu'il s'agit "d'emprunts faits au vocabulaire seulement et non à la grammaire d'autres dialectes; d'allieurs, ces emprunts devraient être discutés et bien étudiés; ils seraient en somme relativement rares".
Un facteur va en outre s'avérer déterminant dans cette fidélité au dialecte natal, c'est l'approfondissement que va connaître l'expression littéraire dans l'entre-deux-guerres, du moins chez ses meilleurs représentants et avant tout en poésie. Cette poésie de très haut niveau va mettre en oeuvre toutes les ressources stylistiques du dialecte pour accéder à l'universel: elle va opter pour une langue volontiers archaïsante, délibérément hyperdialectalisée, au risque de n'être lue que par un public choisi, d'initiés ou de philologues. Surtout, en choisissant d'exprimer l'universel à partir du concret, elle n'éprouvera plus le besoin de créer autant de mots abstraits, comme ce fut le cas au XIXe s. Parlant par ex. de la carence du wallon en qualificatifs dits poétiques (cf. Littérature dialectale de Wallonie, 50-51), A. Maquet bénit cette "bienheureuse carence":
.( ... ) que la carence du wallon en ce qui concerne les adjectifs, quels qu'ils soient, oriente le travail poétique vers une plus grande profondeur et se révèle en fin de compte bénéfique. D'exprimer le réel en le nommant, en disant simplement qu'il est là, sans une touche de qualification, en faisant de chaque chose, de chaque objet, dans le raccourci d'existence où il est saisi, un absolu, vous corrigez la tendance du dialecte à individualiser, et ayant affranchi l'évocation de ses attaches avec l'anecdote, l'ayant en quelque sorte installée au niveau de l'intemporel, vous vous en remettez aux vertus de compensation de toute langue populaire, c'est-à-dire son expressivité et à son affectivité, prises en charge par le chant, du soin de produire la poésie. Autre carence providentielle.. celle qui concerne le lexique de l'abstraction et que pallie le recours à la suggestion sous toutes ses formes..
Des facteurs de simplification plus que d'unification
En sens contraire, surtout dans le théâtre (abondant et multiple), on trouvera une production littéraire moins ambitieuse d'un point de vue purement esthétique et stylistique, prolongeant la veine sentimentaliste ou gauloise du XIXe s. Destinée à être accessible à un plus large public, elle adoptera une langue (in)volontairement simplifiée, en quelque sorte neutralisée, parfois même très francisée (sans qu'on puisse parler pour autant de koinès). Le public de ce théâtre y trouve généralement son compte; ce n'est bien sûr qu'une minorité d'esthètes ou de philologues qui vont qualifier de "langue pauvre" le dialecte véhiculé par ces pièces.
Toujours dans le même sens, vont jouer un rôle non négligeable les principaux dictionnaires dialectaux. Le Dictionnaire liégeois de jean Haust par ex. va avoir une influence considérable au plan lexical sur les auteurs de la région liégeoise, d'autant plus qu'il sera précédé d'un Dictionnaire des rimes et suivi. d'un Dictionnaire français-liègeois, l'un et l'autre très commodes pour les auteurs en mal d'inspiration et surtout de vocabulaire. Le même phénomène se produira plus tard à Nivelles avec le Dictionnaire Aclot de J. Coppens, à La Louvière avec le Dictionnaire du wallon du Centre de FI. Deprêtre et R. Nopère, et surtout avec le Lexique namurois de Lucien Léonard, ordonné selon un ordre onomasiologique et composé précisément dans l'intention de venir en aide aux écrivains. Par ex., il n'est pas rare de voir aujourd'hui des écrivains du Brabant wallon faire des emprunts à ce lexique, qui est pourtant distinct de leur parler natal, et même gommer leurs particularités phonétiques (le e muet par ex.).
Aux dictionnaires, on peut ajouter les cercles littéraires régionaux et leurs revues, du moins celles qui ont (eu) un certain rayonnement et une longévité suffisante. Ainsi, certains jeunes auteurs wallons de Charleroi reconnaissent avoir appris le wallon dans la revue de l'Association littéraire wallonne de Charleroi, Èl Bourdon. Or les collaborateurs de cette revue écrivent dans différents parlers de l'ouest-wallon; une langue supra-locale tend donc alors à se former en littérature. De là à parler de koinè...
Et le wallon à l'école?
Dans cette activité, officiellement reconnue depuis 1983, mais ayant déjà ses lettres de noblesse depuis plus longtemps, le besoin d'une langue commune aurait dû et devrait encore se faire sentir avec une acuité particulière.
Il n'en est rien pourtant. Les principales associations qui s'occupent de la promotion du dialecte dans le contexte scolaire passent sous silence cet aspect du problème. Est-ce volontaire? Basées généralement dans les grandes villes, elles entretiennent l'illusion, sinon d'une langue wallonne unique, du moins de variétés dialectales régionales très homogènes. Tacitement, elles privilégient la variété citadine (liégeoise, namuroise, etc.), au détriment des variantes environnantes; ainsi dans le petit manuel Li walon d' Lîdge sins må d' tièsse, 3e éd., Herstal 1976. .
Ce n'est pas le cas de ceux qui oeuvrent en province et qui sont davantage confrontés à la variation diatopique (9). Ainsi L. Mahin pour l'Ardenne: après avoir noté que "le dialecte varie d'une région à l'autre", il recommande aux utilisateurs de son petit manuel scolaire (Ène bauke su les bwès d' l'Ardène, fasc. 1, Éd. Scaillet, 1984, p. 9) "de l'adapter à leur entourage linguistique". Cest bien entendu très facile pour le maître rural qui s'adresse à un public homogène; ce l'est nettement moins pour le professeur d'école normale qui a à former des maîtres d'horizons parfois très divers, amenés à s'expatrier sous d'autres horizons éventuels.
A terme, cet enseignement basé sur les variétés dialectales de centres urbains devrait quand même contribuer fortement à une unification des dialectes régionaux. Mais ira-t-on, par ce biais, jusqu'à ce terme? Et ce silence relatif sur la variation dialectale est-il vraiment délibéré, c'est-à-dire destiné à créer sans le dire des koinès futures? Je n'oserais affirmer que le dessein est aussi clairement établi.
1 Paul Bay, Trésor dialectal et dialecte unique: essai. Amplification d'une conférence donnée le 11 mars 1958 à Bruxelles, devant les membres de l'Association des écrivains wallons en Brabant et leurs invités. Spa 1956, 93 p.
2 Même jugement sévère chez É. Legros, dans le Bulletin de la Commission royale de Toponymie et de Dialectologie 31 (1957), 184 s.
3 Willy Bal / Albert Maquet, Littérature dialectale de Wallonie, Liège 1986 (extr. de: Cbeminements dans Ici littératurefrancopbone de Be~qique au Y-Y'siècle, éd. par Anna Soncini, Quaderni di &ancofon taï, 33-55).
4 Par exemple, durant la Deuxième Guerre mondiale, dans les Arbeitskommandos dont les effectifs étaient composés d'ouvriers, de paysans et d'artisans de toute la Wallonie, les conversations se menaient la plupart du temps en wallon.
5 On ne manquera pas de faire le parallèle avec la situation actuelle de la Wallonie politique. Depuis la création de la Région wallonne, c'est Namur qui. gràce à sa position centrale, s'est vu attribuer le rôle de -capitale- de la Wallonie, siège des institutions wallonnes. Pourtant, sentimentalement, uège s'estime toujours la capitale -de coeur. de la Wallonie.
6 On rapporte que certains chanteurs wallons de marchés adaptaient automatiquement leurs textes au dialecte local. Ce n'est évidemment pas la solution de la koinè. Cela reste exceptionnel aussi.
7 Comme le fait observer M. Piron en note (op. cit., p. 292). en tour cas pour le Xw s. et même le début du Ws., "la formation d'un lexique littéraire, par exemple, est propre aux écrivains de Liège. Le particularisme, l'émulation, les cénacles d'auteurs paroisants. avec leurs modèles et leurs modes. leurs annuaires et leurs concours, sont autant d'éléments à peu près inconnus des autres cenu-es wallons..
8. Les Dialectes belgo-romans, 16 (1959), 5-43, 97-126.
9 Tout en reconnaïssant la variation diatopique, il convient bien sùr de ne pas l'exagérer comme ont tendance à le faire généralement les patoisants. Tout le monde connait les poncifs comme -le dialecte varie d'un village à l'autre., -on ne parle pas le même wallon que dans le village voisin-. Sauf dans quelques cas exceptionnels. il y a exagération puisque les variations n'affectent que quelques unités linguistiques. surtout lexicales ou morphologiques. et qu'elles n'empèchent nullement la compréhension.
Ce bref aperçu du problème de la koinè en Wallonie a profité des remarques et des suggestions de W. Bal, M. Francard et J.M. Pierret. Qu'ils en soient remerciés.
J. Germain, divins : Ecritures, langues communes et normes
Formation spontanés de koinès et standardisation dans la galloromania et son voisinage
Actes du colloque tenu à l'université de Neuchâtel du 21 au 23 septembre 1988
publiés par Pierre Knecht et ZygmuntMarzys
Faculté des lettres, Neufchâtel, Librairue Droz, Genève, 1993