Le wallon: langue moribonde ou vivier de créativité?
Nathalie Bléser Potelle
Universidad de Granada
Alors que je me disposais à entamer la rédaction de ce nouvel article consacré à la langue de mes pères, je sentis l'appel d'une voix étrangement jeune qui semblait vouloir m'en souffler les premiers mots à l'oreille. Une main invisible me tirait gentiment la manche, m'obligeant à observer un des murs de mon bureau punaisé de photos de famille et de cadeaux enfantins sous forme de dessins. Parmi ces derniers, l'un d'eux semblait briller d'une lueur particulière: un tracé rapide au stylo-bille me représentant moi, " Natali ", et signé en français et en arabe " Jihinne Mahine ". Je revis alors le joli minois de l'auteur de ce dessin égayant mon lieu de travail : il était tout éclairé du sourire éclatant d'une petite fille aux grands yeux noirs soulignés de longs cils méditerranéens. Après m'avoir conquise par ce sourire, Jihinne m'avait fascinée, tout comme son grand frère, par son parler. À la table du restaurant de mon village grenadin, où nous avions mangé ensemble, les conversations entre eux et leur père fusaient, trilingues, en français, en arabe... et en wallon. C'était la première fois que je voyais des enfants utiliser la " langue du passé " pour former, plutôt que mes tristes exclamations éparses à l'état vestigiel, des phrases entières, spontanées et naturelles ! Interloquée, je restai en arrêt, bouche bée, soupçonnant déjà ma boisson dont j'étais sûre que les émanations houblonnières m'avaient joué un tour : je me croyais subitement confrontée à des éprouvettes vivantes échappées d'un laboratoire linguistique ou à des cyborgs nés du meilleur scénario de science-fiction du type " I.A., intelligence artificielle ". Mais ces enfants en qui j'avais vu des répliques du jeune Haley Joel Osment sont tout sauf des machines aux velléités humaines. Ce sont de jeunes êtres en chair et en os qui vibrent en wallon et sont venus de leur résidence marocaine pour me dire qu'il n'est peut-être pas complètement utopique d'espérer encore une place pour la langue du terroir dans notre grand " village global ". En convaincre un auditoire international est en tout cas le défi particulier que j'ai décidé de relever en présentant certains événements touchant au parler de mes racines dans le cadre de ce congrès consacré aux " défis actuels " d'une langue qui réunit ses fils francophones et francophiles dans un espace de réflexion et de partage.
L'artisan de ce qui me paraissait un prodige linguistique n'est autre que le père de ces jeunes wallonophones du Maghreb : Lucien Mahin, un ardennais ayant fait souche à Sidi Smaïl, terre ensoleillée d'où il nous distille périodiquement les fruits dorés d'un travail colossal. Un des produits de son cru est recueilli dans un ouvrage collectif intitulé Qué walon po dmwin ? qui, comme son titre l'indique, s'interroge sur l'avenir de la langue wallonne. Le sous-titre permet au lecteur néophyte d'aboutir à un premier constat d'ordre socio-politique : éradication et renaissance de la langue wallonne. Il faut effectivement savoir que le wallon était, au même titre que le flamand au nord, le parler d'oïl utilisé par la population du sud de la Belgique jusqu'à la fin du XIXème siècle. Comme le dit joliment l'artiste belge Julos Beaucarne, " le wallon, c'est le latin venu à pied du fond des âges. " (in FRANCARD, 1990 : 80) Les autorités qui s'étrennaient dans le nouvel état belge émulèrent bientôt l'abbé français Grégoire, tout convaincus qu'ils étaient que la nation avait besoin d'une politique linguistique unificatrice capable d'éradiquer les " patois " locaux ; le français fut d'ailleurs choisi comme seule langue officielle de Belgique à l'indépendance de la nation (1831), date qui coïncidait avec la mort de l'abbé libéral et progressiste. La première conflagration mondiale vit les effets désastreux de cette politique jusque dans les troupes armées qui recevaient les ordres exclusivement en français, envoyant ainsi beaucoup de soldats à une mort accidentelle causée par l'incompréhension linguistique. Il faut cependant préciser que cette terrible situation était surtout le lot des soldats néerlandophones. Après cette grande injustice, le " mouvement flamand " commença à s'organiser de façon efficace. Alors que les locuteurs de la langue du nord se battaient pour sa sauvegarde, les Wallons " laissaient faire " (peut-être à cause de la plus grande proximité existant entre français et wallon qu'entre français et flamand)... tant et si bien qu'au sortir de la guerre, l'instruction primaire obligatoire calquée en grande partie sur le système de Jules Ferry prohiba l'utilisation du wallon dans l'enseignement. Des maîtres d'école qui, jusqu'alors, avaient utilisé la langue wallonne dans leurs classes commencèrent non seulement à le bannir de leur vocabulaire mais aussi à sévèrement punir les enfants qui étaient pris en " flagrant délit d'expression maternelle ". Non contents de ce grand chambardement au sein de l'environnement scolaire, les responsables de l'éducation insistaient fortement auprès des enfants et de leur mère pour que ces mesures draconiennes soient maintenues à la maison. C'est ainsi qu'en moins d'un siècle, la transmission de la langue du terroir avait pratiquement disparu des foyers du sud, comme l'évoquent les deux auteurs suivants:
Au début du XXème siècle, il n'était pas rare de voir les instituteurs ruraux recourir au wallon durant leurs cours. Mais après 1920, l'obligation de parler français à l'école -y compris durant les moments de récréation- a été scrupuleusement respectée. Dans l'entre-deux guerres, la consigne primitivement limitée au "territoire" de l'école va gagner le cercle familial, du moins pendant la scolarité des enfants. Si les pères éprouvent de grandes peines à s'adresser à leur progéniture en français, les mères vont sacrifier leur langue maternelle pour ne pas compromettre les chances de réussite scolaire des enfants. Alors même qu'elles continuent de parler wallon avec leur conjoint dans l'intimité, ces mères s'efforcent de parler français aux enfants. (FRANCARD, Le français en Wallonie, in BLAMPAIN, D.; GOSSE, A.; KLINKENBERG, J.-M.; WILMET, M., 1997: 232)
Le wallon, langue latine propre à la Wallonie, langue existant depuis huit siècles, ayant à son actif une littérature assez importante, et parlée encore jusqu'à la première guerre mondiale par environ 90% de la population concernée se trouve aujourd'hui en mauvaise posture. En réalité, ce chiffre de 90% est basé sur des indices, mais les chiffres exacts font cruellement défaut. Des Wallons ont en effet abandonné la transmission familiale de leur langue et, en un temps quasi record, se sont mis de plus en plus nombreux à être unilingues français. Déclin du wallon à toute allure ? Pourquoi ? Ce phénomène n'est peut-être pas dû au seul hasard. (WERNER, J. in MAHIN, 1999 : 31)
On remarquera que, pour faire référence au wallon, les auteurs n'utilisent en aucun cas le terme " patois ", auquel sont préférées les expressions " langue " et " langue maternelle ". Car il faut bien admettre que le terme est empreint d'une forte charge péjorative, comme nous le rappelle Marie-Rose Simoni-Aurembou dans son article faisant partie d'un autre ouvrage collectif, Le français dans tous ses états :
En Europe, la France se singularise par une longue tradition de mépris pour tout ce qui n'est pas sa langue nationale et par une culture (pseudo-)savante. Elle a ignoré la richesse de son patrimoine linguistique, nommé collectivement patois. Quant à son attitude envers sa culture populaire, il suffit de songer au sens péjoratif qu'a pris le mot folklorique. Patois apparaît au Moyen Âge, où il désigne un parler incompréhensible, le langage des animaux, un comportement grossier, sans toutefois qu'il soit fait référence à des variétés régionales minorées, le concept n'existant pas. Au XVIe siècle, on prend conscience et de l'unité et de la disparité linguistiques, Ronsard crée dialecte pour désigner son cher parler vendômois, peut-être parce que patois lui paraissait déjà trop péjoratif. Mais le mot était savant et il l'est resté. Au XVIIIe siècle, notamment dans l'Encyclopédie, les patois entrent dans un système hiérarchisé et sont explicitement opposés à la langue nationale dont ils sont une " corruption " provinciale, étant entendu qu'" on ne parle la langue que dans la capitale ". À la Révolution, lorsque le français devient la langue de la République, on découvre avec le Rapport Grégoire (1794) que la moitié des Français ne parle pas français, et qu'une bonne partie de l'autre moitié le parle mal. Il faut donc " anéantir les patois ", facteurs de divisions et d'inégalités entre les citoyens. (SIMONI-AUREMBOU, in CERQUIGLINI, B. et al., 2000 : 179-180)
Cette réflexion centrée sur la France est reprise par le Belge Werner qui, plus loin dans son article publié dans l'ouvrage collectif dédié à la langue wallonne, nous donne les raisons apparentes de son rejet du terme patois :
Faut-il insister sur le fait que le wallon n'est pas du mauvais français ? C'est bel et bien une langue d'origine latine à part entière comme celui-ci mais qui, pour des raisons extralinguistiques, a, en revanche, politiquement et socialement moins bien réussi que lui. Signalons aussi que pas mal d'adversaires du wallon taxent celui-ci de patois, ce qui est une des façons de le dénigrer. Patois, ce mot français qui d'ailleurs soulignons-le, fait curieusement défaut dans les autres langues. (WERNER, op. cit. 32)
Intéressante remarque que celle qui met en exergue le caractère exclusivement " français " du terme patois. Et qui dit exclusif a vite dit exclusion, comme si en affublant les langues régionales de cette étiquette aux consonances paysannes le descendant du francien avait voulu signifier à ses anciennes rivales un avertissement catégorique; car si on opère subrepticement un glissement du " s " final, un innocent substantif devient subitement l'exclamation intolérante " pas toi " ! C'est ce que les tenants du " beau français " ont peut-être dit aux locuteurs des autres langues en présence car, décidément, il n'était pas question que leur parler partage son trône avec d'éventuelles rivales. Et pourtant... Si on s'en rapporte aux dires de Bernard Cerquiglini, la langue qui aujourd'hui nous rassemble était tout aussi " régionale " que les autres et, qui plus est, conformée de nombreux emprunts faits à ces mêmes langues ou à des parlers antérieurs comme le latin, l'hébreu, le grec et le celtique, ce que le linguiste exprime par cette expression qui choqua sans doute plus d'un puriste : " le français, un créole qui a réussi " (CERQUIGLINI, 2000 : 109). On aurait d'ailleurs tendance à dire que le français est en perpétuel état de créolisation si on observe, par exemple, les travaux de Henriette Walter dont les nombreuses publications soulignent ces origines hybrides de la langue française. Dans l'état actuel des choses, il semble que cette langue se trouve face à deux options : soit " rester pure " (ou plutôt mettre un terme normatif et artificiel à une tendance naturellement emprunteuse) et risquer d'être noyée dans le raz de marée anglicisant qui inonde la planète, soit accepter sa réelle condition de " palette linguistique " en acceptant la jolie polychromie des couleurs conformant l'arc-en-ciel francophone qui, c'est ma conviction, sera un des seuls ponts reliant la langue française au troisième millénaire. Si, au contraire, elle préfère rester ancrée dans ses réflexes puristes, elle risque à long terme de devenir une île, certes luxuriante mais peuplée de quelques rares espèces endémiques et fragiles, et coupée du reste d'un monde en perpétuelle mutation. Je ne crois pas être la seule à " prêcher " en ce sens, car plus d'un linguiste, parmi lesquels se trouve un des conférenciers du présent congrès, s'est exprimé en des termes fort semblables :
Dans le passé, des langues sont mortes faute de s'être donné une écriture ; d'autres, ensuite, sont mortes parce qu'elles n'ont pas été imprimées. Bientôt, d'autres langues mourront, parce qu'elles auront été exclues de secteurs d'activités importants pour la vie, présente et future, des collectivités : le développement technologique, l'économie, la recherche. Elles mourront, ou au mieux, deviendront, au sein d'un monde à deux vitesses, des langues minoritaires, voire folkloriques. Cette marche vers l'uniformité est sans nul doute une catastrophe. Car si au point de vue biologique la diversité est synonyme de vie, la chose est peut-être plus vraie encore au point de vue culturel. Et si la disparition d'une espèce animale est vécue comme une perte irrémédiable, l'humanité déplorera plus encore la perte d'une langue, puisque chaque langue est à elle seule une connaissance globale et une appropriation du monde, La tâche première de la francophonie est donc là : faire contrepoids à la massification mondiale, à l'hégémonie mortifère. (...) Si le français doit aujourd'hui être le garant de la diversité, dans un monde menacé de laminage culturel, il doit, pour jouer pleinement ce rôle, se garder de certaines traditions (...), ou plutôt d'une de ses traditions qui ne le désignent pas particulièrement pour jouer le rôle de la différence : le centralisme. Car si les francophones doivent faire entendre la voix tout proche de la différence, la chose peut être malaisée dans une culture qui offre l'exemple, sans doute le plus poussé qui soit, d'homogénéisation linguistique (au point que l'on confond parfois " le " français avec ce qui n'en est après tout qu'une de ses nombreuses variantes : celui que l'on parle dans certains milieux, au bord de la Seine, ou que l'on préconise sous la Coupole). (CERQUIGLINI, KLINKENBERG & CORBEIL, 2000 : 396-397)
Cet extrait du texte collectif intitulé @ comme @ demain sert de conclusion au Français dans tous ses états, où il apparaît clairement que ses auteurs rédigent la chronique possible d'une mort annoncée de la langue française. Dans de telles conditions alarmistes, pourquoi diable, pensera plus d'un lecteur, se préoccuper en outre de la sauvegarde de langues régionales comme le wallon ? Cette attitude n'est-elle pas contradictoire ? C'est en tout cas le débat que relança le député socialiste breton Gilbert Le Bris en s'adressant à Claude Hagège lors d'une séance de la Commission des Affaires Étrangères consacrée à la politique linguistique européenne, tenue le 31 mars 1999 à l'Assemblée Nationale sous la présidence de M. Jack Lang :
M. Gilbert Le Bris a évoqué le débat entre combat du passé avec le maintien d'une langue régionale en plus du français, et combat d'avenir avec le bilinguisme. (compte-rendu nº 27 édité électroniquement sur http://www.ifrance.com/bertin/politiqu/cr27hage.htm )
Avant de dévoiler la réponse de M. Hagège, une autre question me semble de mise : en effet, pourquoi ne pas envisager la possibilité suivante : et si, plutôt que l'enjeu d'un " combat du passé " visant au maintien d'un boulet patoisant au pied d'un locuteur enfermé dans sa nostalgie, les langues régionales représentaient au contraire une porte ouverte à l'apprentissage linguistique à l'état brut et au pluralisme culturel ? Il me semble en effet que la situation de diglossie, traditionnellement définie par Marçais comme étant " la concurrence entre une langue savante et une langue vulgaire " (MARÇAIS, 1930 : 401), pourrait simplement être envisagée comme première étape du multilinguisme. Même si cette position peut donner l'impression d'un retour en arrière dans le domaine des théories et concepts de la sociolinguistique, il faut bien admettre que ce repositionnement temporel met en relief un constat évident : ce qui fut diglossie pour une génération donnée n'aura bientôt plus d'existence propre pour les descendants de cette même génération qui, dès lors, pourraient étudier le parler régional au même titre que d'autres langues européennes. La réponse de Claude Hagège au député Le Bris semble aller dans cette direction :
M. Claude Hagège s'est montré favorable à l'enseignement des langues régionales. La chose est parfaitement concevable. Contrairement à certaines idées reçues, les enfants sont en état de sous-exploitation intellectuelle. L'enseignement des langues régionales est assurément une source de richesse, en outre il favorise l'apprentissage des langues étrangères. (op. cit.)
L'heure ne devrait plus être aux craintes propres de la Troisième République, qui considéraient les langues régionales comme un frein à la maîtrise du " bon " français, justifiant leur éradication par une immersion linguistique forcée au sein d'un établissement scolaire appliquant une théorie radicale qui semblait comparer les langues à des espèces obligatoirement concurrentielles, niant par là même toute possibilité de cohabitation harmonieuse pour lui préférer le rapport de force basé sur une relation prédatrice. Dans Chemin d'école, le romancier martiniquais Patrick Chamoiseau comparait d'ailleurs l'école coloniale, championne de l'assimilation linguistique et de l'acculturation, à une nasse (CHAMOISEAU, 1996 : 50). L'image évoque de façon limpide le piège français se refermant sur les jeunes élèves créolophones, " menu fretin " dont la République ne faisait qu'une bouchée. Cette métaphore alimentaire a également été utilisée par deux linguistes belges vis-à-vis de la relation de supériorité existant entre français et wallon:
Willy Bal, éminent spécialiste du wallon a écrit que "le français est glottophage (mangeur de langues)", ce qui est tout à fait différent de ce qui se passe ailleurs, par exemple dans les régions germaniques. (WERNER, in MAHIN, 1999: 32)
L'institution scolaire peut également être incriminée lorsqu'on examine les conséquences de sa politique d'imposition du français au détriment des dialectes, patois et autres idiomes inférieurs. Des recherches menées depuis quelques années dans le domaine des représentations linguistiques (en particulier ceux du groupe de recherche VALIBEL, à l'U.C.L.) se dégage de plus en plus nettement la conviction que la béance ouverte par l'éradication des parlers régionaux en Wallonie n'a jamais été comblée par le français; que de multiples fonctions, assurées autrefois par ces parlers, n'ont pas été relayées par la langue qui les avait phagocytés. Les spécialistes reconnaîtront là d'autres conséquences du conflit diglossique déjà évoqué, conséquences qui vont des formes les plus bénignes d'insécurité linguistique au silence pur et simple de celui "qui a perdu sa langue", "qui ne trouve plus ses mots". (FRANCARD, Le français en Wallonie, in BLAMPAIN et al., 1997 : 237)
Refusant de se voir avalées par un trou noir ou balayées par le vent de tempête de l'uniformisation globalisatrice, certaines voix wallonnes s'accrochent de toutes leurs forces au parler de leurs racines. Peu à peu, un souffle nouveau leur permet de débarrasser leur langue de la couche du " sable de l'oubli " sous laquelle certains voulaient l'ensevelir. Après la longue traversée d'un désert linguistique, le wallon se trouve aujourd'hui à l'orée d'une oasis de fraîcheur qui pourrait ne plus être un mirage. L'oued de tous les espoirs grossit chaque jour davantage grâce à une constante ondée bien belge de nouveaux apports culturels. Au départ, les flots restaient timides, alimentés de l'encre émotive que certains versaient sur quelques pages nostalgiques. C'est ainsi par exemple qu'en 1972 le Liégeois Henoumont commença à écrire un feuilleton dans les pages de son hebdomadaire bruxellois, le Pourquoi Pas. Il s'agissait des souvenirs d'un petit garçon de la cité ardente relatés dans un savoureux franco-liégeois truffé d'expressions dialectales. Le succès fut tel que les lecteurs demandèrent à se procurer le livre qui deviendrait vite le célèbre Oiseau pour le Chat, première étape de la carrière littéraire du journaliste d'alors. Curieusement, les origines journalistiques de ce best-seller sont semblables à celles d'une autre chronique d'enfance qui devint bible des romans wallons: Les ceux de chez nous, de Marcel Remy. Correspondant politique à Berlin pour le journal parisien Le Temps, ce musicien liégeois fut peu à peu atteint de surdité en son exil teuton. La cruauté d'un sort le plongeant dans cet autre désert sonore le remit à l'écoute mémorielle de son enfance à Grivegnée, qu'il mit " en musique " dans une série de récits en franlon publiés entre 1901 et 1906 dans le Journal de Liége. En 1916, dix ans après la mort de leur auteur, les récits étaient rassemblés sous la forme littéraire que l'on sait. Or c'est à la fin du XXe siècle que je pus me procurer une nouvelle édition du grand classique ; de même, l'Oiseau pour le chat de Henoumont fut réédité pour la cinquième fois en 1996 ; quant au dictionnaire français-(wallon) liégeois de Haust, il revit le jour en 1999. J'y veux voir un signe de la deuxième jeunesse de la langue du terroir qui aujourd'hui suscite un regain d'intérêt auprès de la population wallonne, ou en tout cas liégeoise, plus familière à mes yeux. Un beau jour de 1983, cette même province de Liège assista étonnée au discours de son gouverneur Gilbert Mottard qui s'adressa au Conseil provincial entièrement en wallon. Dans son allocution, Mottard évoquait le mode de vie de sa jeunesse, où le wallon s'apprenait à travers les jurons du grand-père, les chansons de la mère et les histoires du père, mineur comme la plupart des hommes du quartier. Dans ce discours de plus d'une heure, l'édile s'insurgeait doucement contre l'abandon des traditions. Mais cette rage contenue devait bientôt céder la place à une grande satisfaction car son texte, enregistré, fut plébiscité en de nombreuses communes liégeoises, au point de décider la Députation permanente à éditer ce joli plaidoyer à l'occasion des Fêtes de Wallonie de 1987. Le dessinateur liégeois Walthéry, père de la célèbre Natacha (l'hôtesse de l'air la plus sexy du monde de la BD), se chargea d'illustrer les propos de Mottard. C'est sans doute ce qui lui inspira, un an plus tard, la publication d'une autre BD dédiée au personnage fétiche des Liégeois : Tchantchès, dont les aventures furent publiées simultanément en français et en wallon. La préface de Jean Jour annonçait la couleur :
Il en va de la langue comme des hommes : on la pratique bien ou mal, selon qu'on se trouve entre gens de bonne compagnie qui savent ce que parler veut dire, ou parmi le peuple roturier qui remplace le terme adéquat par la saveur d'une expression hautement colorée.
Tant pis si en frémissent les puristes, linguistes et autres grammairiens!
(JOUR in WALTHÉRY, 1988 : 2)
Au mépris des coutumes et expressions locales que déplorait Mottard, on semble maintenant préférer une posture revendicatrice de cette légitime fierté d'être liégeois, attitude déjà suggérée dans le titre de la réédition du discours du gouverneur : Lîdjwès, fîrs di l'èsse èt d'el mostrer (Liégeois, fier de l'être et de le montrer). Et peu à peu, cette idée a fait son chemin dans les mentalités liégeoises qui, aujourd'hui, s'arrachent les publications d'une maison qui, dans les années nonante, s'associa au talent de Walthéry pour éditer de nombreux ouvrages consacrés au wallon et aux coutumes propres à son aire d'influence. Forte à l'heure actuelle de plus de 60 ouvrages écrits, Noir Dessin Production à également su diversifier les supports de diffusion de cette culture locale. Grâce à son initiative, les Wallons peuvent se procurer maints objets du type t-shirts, parapluies, cravates ou peluches arborant fièrement des phrases bien de chez eux. Les responsables du projet n'hésitent pas à faire la publicité de leurs produits avec des phrases un rien défiantes du style " souriez du ton snobinard et hautain d'un français trop pointu... Laissez-vous envahir par les charmes et les parfums de la langue " (in http://www.noirdessin.be ). L'idée originale d'un merchandising à la wallonne fut d'ailleurs saluée par le responsable d'un autre effort de diffusion de la langue wallonne :
-Tot djåzant di r'trover, savez-v' bin qu'on r'trouv asteûre lès mots walons so on T-shirt come on dit, èt minme so 'ne cravate, s'i-v' plêt !
-Vous vous mettez à faire de la pub, maintenant ?
-Nèni, mins s' on n'è-l' dit nin, lès djins 'nnè såront rin. (FONTAINE, 1998 : 77-78)
Le lecteur aura apprécié le caractère bilingue de cette émission radiophonique intitulée Les mots wallons de Guy Fontaine. Journellement, Fontaine propose sur les ondes de la RTBF-Liège une conversation entre le wallonophone qu'il est et une collègue francophone dont la mission est de réfléchir à voix haute sur les expressions du terroir afin d'en faire deviner le sens aux auditeurs. Pour une plus grande efficacité, les intéressés peuvent se procurer le recueil écrit de toutes les émissions ainsi que leur enregistrement sur CD. Ce support permet également de véhiculer un autre type de " produit " wallon : la chanson. C'est le vibraphoniste et chanteur liégeois Guy Cabay qui avait lancé la mode en proposant des chansons en wallon sur des rythmes de jazz ou de bossa-nova. Ce choix avait d'ailleurs valu au précurseur de la fusion made in Walloonia le surnom de " Joao Gilberto wallon " de la part de Chet Baker. Aujourd'hui, aux côtés d'une de ses chansons re-mixée en premier morceau dance en wallon, Cabay partage la scène dialectale avec quelques autres pointures comme, pour ne citer que lui, le Carolorégien William Dunker. Sur des mélodies alliant rock et balades en passant par le jazz ou la musique country, Dunker nous offre des albums d'une grande poésie, non dénuée toutefois de l'humour propre aux Wallons. Le meilleur exemple de cet humour à fleur de langue est peut-être celui du Liégeois Didier Boclinville, produit par Noir Dessin, spécialiste en " traduction wallonne" de certains tubes comme le Nathalie de Gilbert Bécaud. Alors que défile une version sonore normale de la chanson, Boclinville la fait suivre d'une version parlée dont les paroles sont adaptées aux références culturelles liégeoises, ce qui donne parfois des situations pour le moins cocasses et parfois un rien vindicatives...:
-Moscou
C'est dèdja è walon hein " må s' cou" (C'est déjà en wallon " mal au cul ")
Ou :
-du champagne de France
Dè champagne di payîs dès grandès gueûyes (du pays des grandes gueules) [...]
Finalement, outre certaines émissions télévisées en wallon, notre langue d'oïl est aussi extrêmement bien représentée sur le support garant d'avenir dont parlaient Cerquiglini, Corbeil et Klinkenberg dans leur titre @ comme @ demain (utilisant le at ou a-crolle (a-boucle)) comme disent certains Liégeois), évocateur du réseau Internet. Et c'est à l'artisan du " prodige linguistique " présenté en début de cet article que nous devons également la diffusion cybernétique du wallon. Son site http://aberteke.walon.org propose, dans non moins de quatre langues, un vaste parcours allant de l'histoire à la littérature en passant par des précis de grammaire ou des cours de wallon en ligne pour enfants. C'est là que le lecteur, comme moi, fondra sans doute devant les yeux noirs qui surplombent la page de la scole da Djihinne (l'école de Jihinne), première élève du rfondou walon (wallon standard ou normalisé, semblable au phénomène du batúa en basque) proposé par son papa.
Je sais que l'histoire de cette petite fille sera capable de bien mieux convaincre que les quelques mots formant cette brève " chronique guidée " de la langue de mes racines. Si je devais insister sur un seul des thèmes illustrés, je crois que ce serait l'école de tolérance que suppose l'apprentissage linguistique. Régionales ou nationales, les langues constituent le premier pas vers l'acceptation de l'autre que la méconnaissance nous incite à critiquer. J'ai cru lire une certaine invite à ce type de discours dans l'en-tête du programme de ce congrès. Car, s'il est d'un auteur anonyme, le texte présent tout au long des pages web de l'événement a été augmenté et mis en musique par un grand défenseur du wallon dont il a déjà été question : Julos Beaucarne. Certaines des références culturelles par lui ajoutées ne seront sans doute plus complètement exotiques pour le lecteur parvenu au bout de cet article : on y entend entre autres que " ton Tchantchès vient de Liège ", ce qui dévoile aux initiés l'origine wallonne de cet artiste qui un jour affirma que son terroir, c'est les galaxies.
Pour émuler ce poète visionnaire dans une conclusion qui se voudrait point de départ, je terminerai sur un hommage à ma muse Jihinne et un extrait des mots wallons de Fontaine.
Laissez-moi rêver et croire en ces yeux noirs qui m'ont assuré qu'il n'y a d'espoir qu'en la diversité
On feû-d' rîmês
N'a-t-on pus l' dreût d' råv'ler ? Fåt-i qu'on s'ènnè rèye ?
Lèyîz viker vos sondjes, bin pus lon qu' vos nutêyes.
(...)Lèyîz mès mots v' hossî, l' lingadje vis cand'dôzer
On n'a qui l'bin qu'on s'fêt, a sondjî, a råv'ler ! (FONTAINE, 1998 : 25-26)
Bibliographie
BLAMPAIN, D.; GOSSE, A.; KLINKENBERG, J.-M.; WILMET, M. (1997). Le français en Belgique, Louvain-la-Neuve, Service de la Langue française, Duculot.
CERQUIGLINI, B.; CORBEIL, J.-C.; KLINKENBERG, J.-M.; PEETERS, B. (2000). Le français dans tous ses états, Paris, Flammarion.
CHAMOISEAU, P. (1996), Chemin d'école, Une enfance créole II, Gallimard, Paris.
FONTAINE, G. (1998). Les Mots Wallons de Guy Fontaine, Liège, Éditions Dricot.
FRANCARD, M. (1990). Ces Belges qui parlent français, Unité de Linguistique française, C.A.V., Université Catholique de Louvain.
MAHIN, L. (1999). Qué walon po dmwin ? Eradication et renaissance de la langue wallonne, Gerpinnes, Quorum.
MARÇAIS, W. (1930). La diglossie arabe, L'enseignement public, Paris.
MOTTARD, G. (1983). Lîdjwès, fîr di l'èsse èt dèl mostrer, Liège, Perron-Whale / Noir Dessin, 1987.
REMY, M. (1916). Les ceux de chez nous, Bruxelles, Editions Labor, 1997.
http://www.ifrance.com/bertin/politiqu/cr27hage.htm
Nathalie Bléser Potelle, texte présenté dans le cadre du VIème congrès international de linguistique française, célébré à Grenade du 12 au 14 novembre 2003; Ce texte sera publié dans les actes du congrès (en cours d'impression) - publication prévue pour 2004 -.
Interview de l'auteur (en wallon).
Index des auteurs et chercheurs en wallon
Édition en ligne autorisée par l'auteur et les organisateurs du congrès.